Cet article, publié dans Le Vif, est signé Thierry Denoël.
L’auteur du livre, Karin Bernfeld, lettrée de la Sorbonne (Paris) et actrice, lui ressemble. Il y a une part de mystère chez cette Lyonnaise au look angélique, qui ne révèle pas sa date de naissance, non par coquetterie mais pour se protéger. De blessures anciennes, sans doute. Elle a, en tout cas, souffert d’anorexie et en a parlé dans un autre monologue théâtral. Sa résilience, dont témoigne sa farouche détermination à dénoncer la brutalité d’une société nourrie au porno, profite à toutes les victimes qui n’ont pas ce don de plume. On n’y décèle aucun travers moralisateur. Juste de la sincérité. Et ça fait mal.
Le Vif/L’Express : Plainte contre X est un cri de souffrance et même de vengeance. La narratrice a des envies de meurtre…
Karin Bernfeld : C’est un cri de colère. Une colère qui sauve. En tant qu’auteur, je veux donner de la voix à celles qui n’en ont pas, qui souffrent sans pouvoir le dire.
Cette voix est-elle uniquement celle des autres ou bien aussi la vôtre ? Il y a des éléments autobiographiques dans votre livre, non ?
Il y a une inspiration autobiographique. Tout comme dans mon roman Alice au pays des femelles, qui raconte l’histoire d’une jeune fille de 19 ans, animatrice de Minitel rose, perdue dans cet univers sordide. J’ai moi-même travaillé pendant un an et demi pour un Minitel rose. Là, c’était des mots, pas encore des images. L’univers du porno, je l’ai un peu connu. Maintenant, vous dire ce qui est vraiment autobiographique et ce qui ne l’est pas dans Plainte contre X n’offre pas d’intérêt. Ce n’est pas mon histoire, mais celle d’un personnage narrateur pour lequel je me suis inspirée de mon expérience et des rencontres que j’ai faites. Je me suis beaucoup documentée.
Vous dénoncez la violence dans la réalité des tournages. Y a-t-il tant de violence dans le porno ? De plus en plus ?
L’escalade est évidente. Il suffit de comparer les films des années 1970-1980 et ceux des années 2000-2010. On constate une surenchère qui est due au marché. Les téléspectateurs en veulent toujours plus. Ils veulent du réel. C’est la même chose que pour les vidéos d’exécution ou de décapitation sur Internet. On en redemande. La fille qu’on viole sera toujours plus intéressante qu’une actrice trop lisse. On est dans le reality show. Internet a banalisé tout cela, au point que même ceux qui ne recherchent pas cette violence tombent dessus malgré eux. L’autre jour, la fillette d’une amie a tapé « jeux de fille » et « poney » sur Google. Dès la première page référencée, il y avait un site porno…
Dans votre livre, vous évoquez des filles déchirées, qui saignent sur les tournages et qui se retrouvent en chaise roulante.
Ah, je n’ai rien inventé ! Le sang et les chaises roulantes n’apparaissent pas dans les vidéos, mais c’est une réalité des tournages. Il ne faut pas se voiler la face. Dans les scènes hard, il n’est pas normal pour une femme de subir des actes sexuels de cette nature. Bien sûr, on peut le voir comme une performance. Mais ça a des conséquences sur le corps, plus souvent qu’on le croit. Dans Plainte contre X, la narratrice le dit clairement : « Je ne suis pas une cascadeuse. »
Elle affirme aussi : » »Entre adultes consentants », ça ne veut rien dire. » Pourquoi ?
Dans le porno comme dans la prostitution, on achète le consentement de la personne. Mais est-ce un vrai consentement, lorsque celui-ci est acheté ? En outre, dans les tournages, les contrats de travail, s’il y en a, n’indiquent pas tout ce qui se passe pour les corps. Toutes les scènes ne sont pas fixées dans les clauses. Allez prouver, après coup, que telle « performance » ou tel type de pénétration n’était pas prévu.
Il s’agit de viol donc, selon vous ?
Oui. Quand il y a violence et qu’on fait taire la victime en la payant, c’est un viol. On ne parle pas ici d’exhibitions de vidéos privées mais d’une industrie. Vous savez, chez les actrices porno, il n’y a pas d’envie ou de désir, c’est juste un besoin financier ; comme dans la prostitution, l’argent est au centre de tout. Mon but n’est pas de dicter quelque morale que ce soit, mais il faut être conscient que, sans argent, la plupart des actrices ne tourneraient pas. Croire le contraire, c’est participer à un mensonge.
Ne peut-on faire le choix d’avoir des relations sexuelles sans désir ?
Oui, mais on ne peut pas considérer que le porno est un métier comme un autre. Sinon, où est la limite ? Si c’est un métier comme un autre, pourquoi ne pas le proposer à des chômeurs, avec une formation à la clé ? Quel père accepterait que sa fille fasse ce métier ? Affirmer « Je fais ce que je veux de mon corps » est une illusion. Souvent d’ailleurs, les travailleuses du sexe qui défendent avec passion leur métier changent radicalement de discours quinze ou vingt ans plus tard. Un cas connu est celui de Linda Lovelace, l’actrice de Gorge profonde, tourné en 1972. Elle a d’abord écrit deux livres à la gloire de ses exploits, avant de devenir une farouche militante anti-pornographie et de raconter, dans un autre livre, comment on l’avait, sous la menace d’un revolver, obligée à tourner un film X avec un chien.
Dans le livre, la narratrice évoque une scène où l’acteur lui écrase le visage avec son pied. Les spectateurs ne peuvent plus ignorer la violence du porno ?
Non. La violence, la brutalité est partout et depuis longtemps, même chez les grandes stars du X, comme Rocco Siffredi, régulièrement invité sur les plateaux de grandes chaînes de télé. Je me souviens de films où il prenait la tête d’une fille qu’il sodomisait, la mettait dans une cuvette de WC et tirait la chasse. On trouve tout ça et même pire sur Internet, aujourd’hui, en deux clics de souris. La violence est réelle. Il n’y a pas d’ambiguïté quand des filles pleurent devant la caméra. Ne pas voir la violence dans les films porno, c’est un déni.
Le spectateur est complice ?
C’est compliqué. Le débat est le même avec la prostitution. Faut-il pénaliser les clients ? Moi-même, j’étais accro au porno à l’adolescence. Je regardais des films en boucle. Les images créent l’assuétude, suscitent un mélange de répulsion et de fascination. A un moment, je me suis tout de même demandé si je n’étais pas complice de tout ça. Sans être l’agresseur, j’appuyais sur un bouton pour que la torture continue, comme dans la téléréalité. Le téléspectateur veut toujours aller plus loin, sans se soucier des conséquences au-delà de l’écran. La complicité est là. Il faut ouvrir les yeux.
C’est le but de votre livre ?
Oui. J’espère que mes lecteurs et les spectateurs du Poche se poseront au moins des questions, ne fût-ce que celle-ci : le porno n’anéantit-il pas ma sexualité ? Parmi mes partenaires, je peux vous assurer que je sais distinguer ceux qui sont adeptes de porno. Ce sont des mauvais coups. Ils sont dans la performance en permanence plutôt que dans la pulsion érotique. Ils reproduisent ce qu’ils ont vu. Ils ne sont plus en rapport avec eux-mêmes mais avec des images qui leur dictent des pratiques.
Les actrices porno sont-elles souvent des filles qui ont été abusées dans leur jeunesse ?
Oui. Il existe beaucoup d’études sur le sujet. La meilleure école du porno et de la prostitution, c’est le viol. La psychiatre française Muriel Salmona a très bien expliqué comment la mémoire traumatique d’une victime d’abus sexuel la rend dépendante à l’agresseur, la pousse à avoir des conduites paradoxales et même à se mettre en danger. Leur corps ne leur appartient plus. Donc, autant essayer d’en retirer de l’argent. En réalité, on profite de la détresse de ces filles. De toutes les détresses d’ailleurs. Avec la crise des migrants, on observe une augmentation de l’exploitation sexuelle. En dehors des grosses productions qui ne peuvent se permettre d’employer au noir une fille qui vient de débarquer, sait-on qui sont ces actrices qui font du porno sur Internet ?
Quelle est la solution ? Interdire la pornographie, comme avant ?
Sur l’interdiction, je n’ai pas de réponse. Bien qu’au niveau de la prostitution, la loi qui responsabilise le client donne de bons résultats en Suède. Je pense néanmoins qu’il est indispensable de poser des limites. Plus globalement, il serait utile de se demander dans quelle société on veut vivre. Le porno est érigé en modèle. On est confronté à une vraie propagande. Or le message véhiculé par le porno comme par la prostitution, c’est : si on peut louer le corps d’une femme, toutes les femmes sont potentiellement à vendre.
Les actrices porno ne sont pas protégées par la loi ?
Dans le porno, la seule loi qui existe est celle de l’offre et de la demande. Tant qu’il y aura des spectateurs pour regarder des filles se faire maltraiter, il faudra trouver des filles pour le faire.
Derrière le porno, qui s’est développé depuis les années 1970-1980, on trouve majoritairement des réalisateurs et des producteurs masculins. Ne peut-on y voir une certaine revanche contre les féministes ?
C’est la thèse très sérieuse de féministes américaines, comme Andrea Dworkin, militante anti-pornographie, décédée en 2005. Elle considérait, en effet, que le porno fait partie d’une guerre contre les femmes. Remarquez que le terme d' »arme de destruction massive » a été fréquemment utilisé, par les producteurs du X, pour donner un titre à leur film…
Environ 30 % des spectateurs de vidéos porno sont des femmes. Visiblement, une partie des femmes trouvent leur compte dans la culture du porno.
Les filles comme les garçons peuvent être excitées par des images sexuelles. C’est mécanique. Cela dit, on ne peut nier que les filles se conditionnent en se disant : « C’est ça que les mecs veulent, donc je vais le faire ». Même quand il est réalisé par des femmes, le porno est centré sur le phallus et le coït. Or des études ont montré que près de 80 % des femmes n’ont pas d’orgasmes par pénétration vaginale. Elles sont obligées de se stimuler autrement. Dans la tête des gens, un rapport sexuel c’est forcément une pénétration. Pourquoi ? Selon quelle norme ? Aujourd’hui, on est dans l’efficacité. On reproduit les mêmes positions, dans le même ordre. La sexualité est devenue robotique. Le fait de vouloir se regarder, se filmer tient aussi de la performance. Il y a un déficit de sensualité.
La génération Youporn est donc plus aliénée qu’auparavant, selon vous ?
C’est certain. Si l’on suit des normes, que ce soit l’épilation intégrale, la nymphoplastie ou un rapport sexuel qu’on ne peut plus concevoir sans fellation ni sodomie, où est la liberté ? C’est une arnaque de prétendre qu’il y a là une forme de libération sexuelle. On doit, au contraire, parler de régression. La sexualité et les corps sont devenus formatés. Est-ce un progrès de civilisation de bannir les poils pubiens ? Sur la page Facebook de « tous à poil et poil pour tous », on trouve un article du philosophe Roger Pol-Droit qui explique que, dans l’Antiquité, les poils étaient réservés aux hommes comme marqueur de pouvoir. Les femmes, les jeunes, les esclaves, eux, ne pouvaient pas avoir de poils.
Les hommes ne sont-ils pas aussi victimes de cette aliénation ?
Oui. On leur dit qu’ils doivent avoir une érection à tout prix. La culture du porno, c’est je bande donc je suis. Or un homme peut aussi avoir envie de faire l’amour à une femme sans la dominer, sans la pilonner.
La pornographie vous dégoûte aujourd’hui ?
Elle m’a fascinée, puis elle m’a dégoûté. Aujourd’hui, elle me révolte à cause de la banalisation de la violence et de ce que ça dit sur le genre humain actuel. Ce n’est pas rassurant. ?
Plainte contre X, de Karin Bernfeld, mise en scène d’Alexandre Drouet, avec Emilie Maréchal, au théâtre de Poche, à Bruxelles. Du 16 au 27 février, à 20h30. www.poche.be