Pas d’apologie de l’anorexie

Désirée Dorlon
Désirée Dorlon

 

Article publié dans le monde du 9 octobre 2007…
Prise au ventre, oui, au ventre. Obligée de réagir à cette publicité sponsorisée par une marque de vêtements, qui montre en photo une jeune Française atteinte d’anorexie. Cette campagne de publicité fait l’apologie de l’anorexie en prétendant la dénoncer.

 

Certes, le BVP va peut-être limiter les dégâts en France, certains ont pris conscience du cynisme de ce photographe et des publicitaires qui ont utilisé le corps cadavérique de la jeune femme, mais le coup médiatique est réussi. « Tu as vu la nouvelle pub pour l’anorexie ? », lapsus révélateur de mes interlocuteurs qui révèle que non seulement cette image ne lutte en rien contre la maladie, mais qu’elle la renforce.

Cette image n’est en rien un message de prévention : le « no anorexia » inscrit en gros caractères rappelle le « dites non à la drogue » des années 1980 et laisse croire qu’on décide de devenir anorexique. Mais l’anorexie n’est pas un choix, c’est une maladie grave et complexe. Elle touche autant le mental que le corps et ne saurait se résumer à une question de mode. La jeune femme qui a posé pour la photo répète à longueur de journée qu’elle est anorexique « à cause d’une enfance difficile » et, ainsi, en mettant en avant les facteurs individuels, elle blanchit ceux qui exposent des silhouettes décharnées à longueur de défilés. Ceux-ci peuvent clamer : « Vous voyez bien, c’est une maladie psychique, cela n’a rien à voir avec nous ! » C’est vrai, on ne devient pas anorexique pour ressembler à un mannequin. Et même si 70 % des anorexies commencent par un régime amaigrissant, n’oublions jamais qu’il y a eu et qu’il existe des personnes atteintes d’anorexie à des époques et dans des pays où la mode prônait la rondeur. Mais on ne peut pas non plus laisser croire que l’anorexie tombe du ciel comme un virus – ce qui, bien sûr, permet d’éviter toute remise en question, que ce soit d’un milieu familial ou d’un environnement social.

Prévention, ils disent ? Ils supposent faire peur avec cette photo comme avec le « fumer tue » sur les paquets de cigarettes ? C’est d’autant plus absurde que, quand on est atteint d’anorexie, cette image nous donne envie de lui ressembler. « Je suis grosse ! », voilà ce que crie le noyau anorexique à l’intérieur, et toutes celles qui sont encore un peu en vie de se flageller : « Je n’ai même pas été capable de maigrir comme elle ! » Sans parler des parents ou des proches qui aussitôt réagissent : « Tu n’es pas anorexique, toi, puisque tu n’es pas comme ça. » Voilà ce que provoque cette affiche. Elle ôte toute légitimité, alors que le coeur de la pathologie, c’est justement d’exister, enfin.

 

 

« Mais non, tu n’es pas assez maigre, tu n’es pas anorexique » Mais être anorexique, ce n’est pas être maigre, et on peut être maigre sans être anorexique. Avec cette photo, on alimente un symptôme où le déni est souverain : « Vous voyez bien que je ne suis pas malade, je ne suis pas comme elle ! » Ou alors, il ne reste plus qu’à continuer de maigrir pour enfin être une « vraie », que l’on soit enfin identifiée comme telle.

Et la demoiselle sur la photo, alors ? On l’a vue partout, sur tous les plateaux télévisés, une pleine page dans Libération, elle part pour des interviews en Espagne, au Japon, au Brésil, et pour des photos à New York. Quel piège ! Isabelle veut guérir, s’en sortir, on admire son courage ; mais pourquoi continuer à porter cette robe dénudée sur tous les plateaux télé ? Est-ce que ce sont les producteurs des émissions qui lui recommandent à chaque fois d’exhiber l’horreur de ses clavicules et de ses vertèbres, son dos découvert ? Je ne peux pas la blâmer, elle est victime, comme d’autres, elle est piégée. On ne peut refuser d’être soudain sous le feu des projecteurs, recevoir le succès, l’argent, la sympathie et la compassion de millions de personnes. Avoir son heure de gloire à n’importe quel prix, même celui de sa vie. Isabelle veut être comédienne, mais comment pourra-t-elle en tenant à peine debout, alitée des journées entières ? Pour jouer il faut porter, sa voix, son corps, presque se porter bien, oui, en tout cas être bien debout et en avoir dans le ventre, jamais le ventre vide, pour toucher et émouvoir il faut être de chair et pas que d’os. Bien sûr, il y a des rôles qui nous collent à la peau, j’en sais quelque chose… J’ai incarné plusieurs fois des anorexiques, mais je ne pesais pas 30 kg ou 40 kg. Le théâtre n’est pas du reality-show. L’une des plus médiatiques à laquelle j’ai prêté mon corps et ma voix pour un monologue – Valérie Valère – avait bouleversé chez Pivot à « Apostrophes », elle est morte à 21 ans.

Que va devenir la jeune Isabelle, devenue ambassadrice des anorexiques, devenue icône ?
On m’avait conseillé, aussi, pour vendre : « Tu devrais dire que toi aussi tu es anorexique, ou que tu l’étais. » Mais non, je n’ai jamais voulu dire « je suis anorexique » parce que ce serait faire d’un symptôme une identité immuable, une carte de visite, à vie, et c’est bien là aussi le piège de toutes celles qui n’ont pas d’autres moyens pour exister que cette triste identité. Je refuse cette identité et préfère l’aveu d’avoir « souffert de troubles alimentaires ». C’est une souffrance, pas un état à vie.

Succès éphémère sans doute, destructeur surtout aussi. Rappelons-nous : Kafka, en 1924, décrivait ces champions du jeûne qui, tels des monstres de foire, attiraient les foules. Ils tenaient leur performance pendant des semaines, puis des mois, et les records fascinaient… Mais le sort du « jeûneur » est terrible : un jour, le public, lassé, passe à autre chose, se détourne pour un autre nouveau spectacle plus attrayant et au goût du jour. Le jeûneur meurt seul, loin des regards. L’épidémie de l’os n’est pas encore prête à passer : tant qu’il y aura cette fascination pour le corps décharné, on continuera d’en exposer, on en commercialisera. C’est cette fascination qui nourrit le corps anorexique. Et qui le fait mourir aussi. On meurt tous les jours de troubles alimentaires sans ressembler à cette photographie. Dans une société où ce qui ne se voit pas n’existe pas, le pire est sans doute de ne même pas pouvoir montrer sa douleur.